Edward Bernays, roi de la manipulation des masses
- annesophienedelec
- 10 oct.
- 5 min de lecture
Comme sources pour raconter la vie d’Edward Bernays, je disposais de sa fiche Wikipedia, de son livre Propaganda (et sa passionnante préface) ainsi que de la très belle pièce de Julie Timmerman, Un démocrate. Compliqué d’avoir comme référence principale… une autre pièce de théâtre ! Il s’agissait de s’inspirer — notamment des différents événements de la vie de Bernays, très bien retranscrits – mais de ne surtout pas plagier. Encore plus difficile quand, comme moi, on adore la forme originale, très contemporaine et pleine de pep’s qu’a imaginée Julie Timmerman.
J’ai donc choisi de partir sur une structure beaucoup plus classique, plus accessible pour mes élèves de 2de. Comme pour Alice Guy, il s’agit de balayer toute une vie, et une très longue vie ! J’ai simplement repris un procédé narratif simple qui me permet de raconter ce que je peux ou ne veux pas montrer sur scène, faire des ellipses, et apporter un regard critique sur les événements racontés : l’interview.

Nous ouvrons donc le spectacle sur une émission de télévision américaine. À la fin de sa vie, Edward Bernays, âgé de quatre-vingt-quinze ans, accorde une interview à quatre journalistes. Confiant, il raconte comment il a inventé le concept des « relations publiques », persuadé que les idées peuvent être des armes plus puissantes que les balles. Il précise n’avoir jamais servi les dictateurs et revendique une ambition : utiliser la communication pour guider les masses vers la paix. Le déclic lui vient de son oncle Sigmund Freud, dont il est le double neveu. Enfant, il écoutait, fasciné, les théories du psychanalyste sur l’inconscient, au grand désarroi de ses parents, qui trouvaient ces idées obscènes et dangereuses.
Après cette introduction, on bascule dans le passé où on retrouve le jeune Edward à New York, dans les années 1910. Edward s’oppose à son père, marchand de grains, qui veut qu’il reprenne le commerce familial. Mais Edward choisit le journalisme et rencontre Fred Robinson, qui lui ouvre les portes d’une revue médicale. Il y découvre l’influence de la presse sur les comportements.
En soutenant une pièce de théâtre provocante sur la syphilis, il comprend qu’un sujet tabou peut devenir un puissant levier d’opinion. Ce succès le convainc de se consacrer à la communication : il ne s’agit plus de vendre un produit, mais une idée.
Le tableau suivant nous projette pendant la Première Guerre mondiale. Edward rejoint la commission du journaliste George Creel, chargée de convaincre les Américains d’entrer en guerre. Affiches, films patriotiques, discours : la propagande devient un art collectif où il apprend à modeler l’opinion publique. Creel suggère d’exagérer voire d’inventer certaines informations, notamment insister sur les atrocités allemandes. Certains s’interrogent : il s’agit de manipulation, est-ce éthique ? Ne va-t-on pas créer une hystérie collective ? Bernays en tire une leçon qu’il appliquera toute sa vie : si l’on peut manipuler les foules en temps de guerre, on peut aussi le faire en temps de paix.
Après le conflit, Bernays fonde sa propre agence. On introduira une galerie de collaborateurs aux caractères très différents et bien trempés, afin de générer ensuite des scènes de comédie autour de la création de différentes campagnes. Bernays engage également Doris Fleischman, journaliste brillante et féministe, qui deviendra sa femme. C’est elle qui lui suggère le titre de « conseiller en relations publiques ». Ensemble, ils imaginent une communication subtile fondée sur la psychologie du désir. Doris garde son nom de jeune fille, fume en public et devient un symbole d’émancipation féminine, tandis qu’Edward transforme la publicité en science sociale.
Les années 1920 sont celles du triomphe : Bernays conçoit des campagnes qui marquent durablement la culture américaine. Nous les évoquerons à travers des brainstormings plus ou moins délirants avec ses collaborateurs.
Bernays popularise ainsi les concours de sculpture sur savon pour la marque Ivory, rend le bacon-and-eggs incontournable au petit déjeuner et aide le président Coolidge à redorer son image en l’associant aux stars. Tout repose sur la même conviction : le consommateur ne doit pas se sentir manipulé, il doit désirer spontanément ce qu’on lui propose.
Mais la crise de 1929 fragilise cet équilibre. Doris s’interroge : ce système de désirs fabriqués n’a-t-il pas conduit le pays à sa perte ? Bernays reste persuadé qu’il faut continuer à créer des besoins pour restaurer la confiance et la prospérité. Il justifie son approche par les écrits de Freud, qu’il a fait publier aux États-Unis. Le couple se dispute sur la question morale de leur travail.
Retour à l’interview. Les journalistes titillent Bernays : a-t-il douté du bien-fondé de ses campagnes ? Et notamment l’une des plus célèbres, celle pour Lucky Strike ? La cigarette, tout de même…
On développera à travers plusieurs scène la campagne pour Lucky Strike, révolutionnaire à plusieurs égards. Cherchant à conquérir un nouveau marché, celui des femmes, Bernays va associer la cigarette au concept de liberté. Sous les flashs des journalistes, des militantes féministes défilent cigarette à la main, « torches de la liberté » brandies. Premier succès.
Mais la couleur verte du paquet déplaît aux femmes, alors Bernays décide de rendre le vert à la mode : bals, conférences et articles transforment le ton des magazines. Des études montrant la dangerosité du tabac sortent. Qu’à cela ne tienne, Bernays finance des études sur les autres causes de décès ! L’Amérique suit, sans se douter de la manipulation.
On poursuivra par un échange de correspondance entre Bernays et son oncle Freud, victime de la montée du nazisme. Celui-ci l’avertit qu’on a trouvé son livre Propaganda dans la bibliothèque de Goebbels. Dans la scène suivante, les journalistes de l’interview ont beau demander à Bernays s’il se sent coupable, celui-ci nie toute responsabilité. Pourtant, il a bel et bien utilisé ses méthodes pour manipuler la politique…
Bascule dans les années 1950. La United Fruit Company engage Bernays pour défendre ses intérêts au Guatemala. Le président Arbenz, favorable à une réforme agraire, menace l’empire économique américain. Bernays orchestre une campagne anticommuniste relayée par la presse et la CIA, qui mène au renversement d’Arbenz. Ces scènes seront traitées dans un style rapide, type scène d’action, avec interrogatoire et pseudomanifestation.
Des milliers de morts s’ensuivent. Pour Bernays, ce n’est pas un crime, mais une défense de la liberté économique.
De retour sur le plateau télé, les journalistes le pressent : n’a-t-il jamais douté ? Bernays reste inflexible. Dans une démocratie, dit-il, la manipulation est nécessaire pour orienter les masses et éviter le chaos. Il cite son ami Walter Lippman : « Le public doit être mis à sa place. » Il revendique l’existence d’un « gouvernement invisible », formé de ceux qui savent influencer l’opinion.
Quelques années plus tard, après la mort de Doris, sa fille Anne le confronte. Elle lui reproche d’avoir transformé le monde en théâtre d’illusions et d’avoir contribué à la mort de sa mère, victime du tabac qu’il a promu. Bernays se défend : il n’a fait que guider les gens dans ce qu’il croyait être le bon sens. Anne lui répond qu’il a surtout appris aux foules à désirer leur propre servitude.
Seul et centenaire, Bernays mesure le prix de son génie : il a inventé la société de la persuasion, mais en a perdu son âme.




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